.20 avril 2020
Par Elisabeth Debourse

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Tous·te dans le même bateau : la scène musicale belge imagine l’après-confinement

Au lendemain de l’allocution qui suspend les grandes messes culturelles jusqu’au 31 août, les festivals et salles de concerts de taille plus réduite font entendre leur propre réalité confinée.

Frédéric Lamand met un moment à répondre au téléphone : il est au fond de son jardin. En temps normal, il serait plutôt à l’Entrepôt, la salle de concerts dont il est responsable de la programmation musicale, ou en train de mener les derniers préparatifs du festival Les Aralunaires, qui devait avoir lieu du 29 avril au 3 mai à Arlon. Il n’en sera rien. Comme tous les autres opérateur·ice·s événementiels, Frédéric Lamand respecte un confinement strict — pour lui, comme pour ses projets. Bien sûr, l’organisation des Aralunaires tente de tromper la morosité ambiante, en proposant une version « à domicile » légère, faite de sessions live et de clips partagés sur les réseaux sociaux. Mais le festival tel qu’il l’imaginait a bel et bien été reporté à 2021. Certains artistes programmé·e·s cette année feront partie du line up, c’est l’engagement qui a été pris dès l’annulation de l’évènement. Mais « sur une affiche qui comptait entre quarante et cinquante groupes, il ne sera pas possible de refaire jouer tout le monde, c’est évident », déplore Frédéric Lamand. Alors, forcément, on broie un peu de noir. « Personne ne voit le bout du tunnel : on sait quand on y est entrés, on ne sait pas quand on en sortira — ni comment. On essaie de travailler sur l’administratif, mais tout nous paraît un peu nébuleux ».

Comme des dominos

Les Aralunaires font partie de ces festivals dont on a peu parlé dans les médias, préférant prendre en exemple les mastodontes belges de l’industrie comme Tommorowland, Rock Werchter ou Dour, dont les pertes sont forcément colossales. Mais 10 000 autres évènements culturels sont impactés par  l’obligation de rester chez soi, selon l’agence de communication BeCulture. Le secteur est donc le deuxième plus touché par la crise sanitaire après l’horeca, d’après l’Economic Risk Management Group. La baisse totale des recettes pour le secteur serait de 74%. Et dans la tempête, petits et grands opérateurs sont sur le même bateau. À l’heure actuelle, les Aralunaires ne peuvent pas encore chiffrer le coût de leur annulation. Mais pour l’Entrepôt, la salle de concerts arlonaise, ce sont entre 50 000 et 60 000 euros de chiffre d’affaires qui s’envolent pour la fin de la saison 2019-2020. Des recettes touchées donc, surtout, tandis que la plupart des emplois de l’organisation sont protégés par des aides telles que le programme APE. Mais « le secteur culturel qui s’arrête, c’est aussi la fin de certaines retombées indirectes pour l’économie locale : ce sont des chambres d’hôtel qui ne sont pas louées, des traiteurs qui ne sont pas sollicités, des agent·e·s de sécurité qui ne sont pas engagé·e·s… », décrypte Frédéric Lamand.

Au KulturA, on est toujours sous le choc. « Quand le confinement a été annoncé, ça a été la stupeur. En dix jours, on est passé de ‘Il ne faut pas s’inquiéter’ à ‘On ferme tout’. Et jamais on n’aurait imaginé la durée de ces mesures », raconte Jean-François Jaspers, administrateur de l’ASBL gestionnaire du lieu. De son propre aveu, le KulturA est une structure encore jeune et fragile. Principalement autofinancée, sa perte de recettes de 25 000 à 30 000 euros par mois a un impact considérable, notamment sur sa capacité à payer son loyer. « On a la chance de ne pas avoir un propriétaire banal, qui est la société coopérative Dynamo Coop. Elle comprend la situation et se montre pour l’instant patiente. Mais on ne sait pas très bien combien de temps il sera possible pour elle de fonctionner de la sorte ». Plus que le lieu, ce sont ses prestataires qui sont le plus durement touchés par l’absence d’évènements. Privés de revenus, ces travailleur·euse·s de l’ombre, souvent indépendant·e·s ou sans statut, doivent compter sur leurs maigres économies et beaucoup de courage. « On a essayé un peu naïvement de recaser les dates concernées, mais c’est un travail qu’on a vite suspendu », soupire Jean-François Jaspers, qui invoque un « flou artistique » lié à l’absence de date précise de reprise donnée par le Conseil national de sécurité.

L’édition 2020 du Micro Festival, qui devait se tenir début août, n’aura pas non plus lieu. Mais quand on lui demande si la décision lui fait de la peine, Jean-François Jaspers, qui est également le programmateur du festival liégeois, remet les choses en perspective : « La culture est essentielle, mais quand on voit la catastrophe humaine actuelle, le deuil des familles, on relativise : ce n’est que de l’argent. On arrêtera notre activité ou on la fera autrement, mais pour ça, il faut rester vivant. L’idée, c’est de reculer pour mieux sauter. Tout faire pour survivre et organiser un festival comme on en rêvait… l’été prochain ».

Des aides déjà insuffisantes

Et pour espérer tenir, la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles Bénédicte Linard annonçait le 19 mars le déblocage de 8,4 millions d’euros pour les opérateurs culturels. D’autres mesures ont d’ores et déjà été prises, comme le maintien des subventions, même sans activité actuellement. « Concernant les avances de subventions et de trésorerie, des formulaires ont été mis en place depuis plusieurs jours, en coordination avec le ministre du Budget », annonçait-elle au journal L’Écho il y a peu. Le fonds d’urgence de 8,4 millions d’euros, lui, ne sera distribué aux opérateur·ice·s que si leurs prestataires finaux — artistes et techniciens — sont bien rémunérés. Pour tout ce qui relève du chômage technique des employé·e·s des structures culturelles, il faudra en revanche se tourner vers le Fédéral. Et pour les acteurs rémunérés via la Smart, cette dernière a annoncé la mise sur pied d’une aide sociale, au cas par cas.

Mais l’annonce que tout le monde attendait est celle qui a finalement eu lieu ce mercredi 15 avril. Dans une allocution en présence du Conseil national de Sécurité, la Première ministre Sophie Wilmès a annoncé la suspension de tous les évènements de grande taille — dont les festivals — jusqu’au 31 août. Si ces derniers peuvent désormais convoquer le cas de force majeure auprès de leurs assureurs, la mesure reste économiquement et moralement dramatique. Après une lettre ouverte la semaine précédente, le circuit Live s’est à nouveau exprimé en demandant la prolongation des mesures d’aide telles que le chômage temporaire jusqu’à la fin de l’année, avec une attention toute particulière portée aux travailleur·euse·s les plus précaires : les CDD et les indépendant·e·s complémentaires qui ne réunissent actuellement pas administrativement les conditions pour pouvoir être soutenus. « Ça remue le souvenir de la période post-attentat », se souvient François Custers, directeur artistique musical de l’Atelier 210, une salle de spectacle bruxelloise. « On a dégusté pendant longtemps et je pense qu’on peut déjà raisonnablement dire que le corona annonce des répercussions bien plus graves ».

Des perspectives douloureuses

Car le secteur a déjà le regard tourné vers l’avenir. Et il n’est pas serein. « Le confinement a été relativement simple : il suffisait de fermer la porte et de s’arrêter. Par contre, le déconfinement va être bien plus compliqué. Ce qui est important pour nous, c’est d’être prévenus suffisamment en amont et de manière claire de la procédure qui finira bien par être mise en place », demande donc Frédéric Lamand de l’Entrepôt. Il énumère les difficultés qui seront alors les leurs : d’abord, « la concurrence folle entre les structures : beaucoup ont été forcées de reporter leurs dates et il risque d’y avoir une saturation de l’offre. On vise déjà tous la prochaine rentrée ». Une crainte justifiée par la reprogrammation des Nuits Botanique en octobre, notamment. « Une autre difficulté, ça va être la crainte pour le public de se retrouver à nouveau ensemble dans une salle. Psychologiquement, ça ne va pas être simple. La troisième conséquence négative pour nous, c’est la diminution inévitable du pouvoir d’achat. Pour moi, c’est là qu’on va souffrir. C’est l’après qu’on craint donc le plus », confesse le Gaumais.

Des inquiétudes qui concernent tout le secteur. « La notion de petit ou grand acteur n’a plus vraiment d’importance. On se rend compte que tout le monde est dans la même galère. La question, c’est juste le nombre de zéros. Pour certains, ce sont des millions en jeu, pour d’autres des centaines de milliers d’euros. Les problèmes sont les mêmes, mais à une échelle différente », explique Jean-François Jaspers du KulturA. Pour l’instant, tous tendent vers une certaine solidarité. Mais à nouveau, c’est dans « l’après » qu’elle pourrait être fracturée. « Il faudra rester vigilant·e sur le long terme, pour qu’à un moment, certaines mesures ne bénéficient pas davantage à certains. Il ne faudrait pas qu’il n’y ait que les gros qui soient soutenus, et qu’on oublie les autres : on représente aussi des incubateur·ice·s, avec une plus petite économie certes, mais qui sont importants pour toute une scène musicale. » À l’Atelier 210, François Custers appuie : «  Il faut bien réaliser que les artistes émergent·e·s vont être les premiers sacrifiés. Avec l’ensemble des reports et un contexte saturé, la tendance va évidemment aller à la prise de risque minimale, en tablant majoritairement sur les têtes d’affiches avec des taux de remplissage garantis. Il est primordial que nos discussions se concentrent en grande partie sur les moyens créatifs qui pourraient être mis en place pour soutenir nos artistes en ces temps difficiles, et ainsi révéler la valeur de nos principes face à l’adversité. Je pense que la force de ce message peut résonner bien au-delà des mois à venir et permettre de reprendre l’ascendant dans le combat pour la visibilité de nos artistes en Fédération Wallonie Bruxelles ».

L’union fait la force (jusqu’à preuve du contraire)

Au lendemain de l’allocution ministérielle, iels sont plusieurs opérateur·ice·s à s’être réunis au cours d’une réunion virtuelle pour discuter, mais surtout souligner leur volonté d’union. Pour François Custers, « le moment est historique et il faut pouvoir changer sa perspective pour saisir l’opportunité qui se présente à nous, sans opportunisme toutefois. Les débuts de discussions ont été super positifs et je pense que nous réalisons tous qu’il y a une chance pour organiser nos métiers de manière plus solidaire afin de remettre nos vrais principes au centre ». Le 10 avril déjà, c’est tous·tes ensemble qu’iels avaient jeté un pont entre le secteur culturel, la communauté scientifique et le monde politique. La proposition : réfléchir conjointement, « de manière constructive et créative », à l’après-confinement. « Nous avons le plus grand respect pour les décisions des spécialistes et des scientifiques, mais pour relancer le secteur, nous voulons nous aussi pouvoir nous asseoir à la table des spécialistes pour en parler. Nous sommes un secteur créatif, habitué à trouver des solutions créatives à des problèmes complexes. Nous offrons notre expertise pour développer des solutions viables en collaboration avec les politiciens et les scientifiques », avaient-iels écrit.
Reste à voir si leur appel sera entendu.