.23 janvier 2018
Par Didier Stiers

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Tournée à l’étranger : mode d’emploi

Selon une enquête menée par des Flamand·e·s de Kunstenpunt, entre 2013 et 2017, près de 1.378 artistes belges ont joué 24.100 concerts et dj sets dans 109 pays hors Belgique. Si ceux issus de la Fédération Wallonie-Bruxelles ne figurent pas forcément sur les premières marches du podium des plus demandés, ils sont pourtant pas mal à tourner à l’étranger en se passant du coup de pouce des institutions ad hoc ou même des structures spécialisées. Comment font-ils, les Cocaine Piss, It It Anita, La Jungle et d’autres encore ?

 

Diversifier les circuits

Evidemment, les choses sont déjà quelque peu plus faciles quand la scène sur laquelle vous vous exprimez est plus conséquente ou plus vivante que d’autres. Et ce n’est pas toujours celle qu’on croit. Tenez, les punks liégeois de Cocaine Piss, par exemple… Un œil sur leurs agendas passés et le constat s’impose : qu’est-ce qu’ils tournent ! En Belgique comme en dehors !

« Oui, il y a une scène en Europe qui est incroyable, ça bouge », acquiesce Aurélie Poppins. La chanteuse relève aussi le nombre de groupes qui tournent en permanence : « Nous le voyons aussi puisque nous organisons également des concerts de notre côté (ndlr : le plus souvent à La Zone). C’est même difficile de sélectionner les groupes qu’on va faire jouer tellement il y en a, tout le temps, et dans une telle diversité de projets. C’est absolument fou ! » Aurélie organise, au sein d’un collectif d’une dizaine de personnes : « On se répartit les tâches, le booking, le son, la bouffe… C’est cool, parce que ça nous permet de rester en contact avec tous les nouveaux groupes qui viennent. » Et organiser, c’est s’informer ! « Oui, on a aussi des nouvelles d’autres pays, on voit comment ça se passe ailleurs… »

S’ils tournent beaucoup, les quatre de Cocaine Piss ne montent pas forcément toujours sur les mêmes scènes. Ils seraient même un peu entre deux : « On a toujours des dates de squats, des dates plus « classiques punks » comme on les a toujours connues, et puis maintenant on a des dates moins DIY, dans des structures plus organisées… » Une chance ? « Oui je crois, une chance de pouvoir être… « pertinents » sur les deux scènes. » Sans compter celles, improbables alors, sur lesquelles le groupe « fait aussi des trucs pétés » (sic). Genre ? Jouer dans des galeries, nouer des collaborations avec des comédien·ne·s… « Dans un centre culturel, on a joué avec un collectif qui a créé une performance intitulée Blind Boxing Bride : des gars et des filles aveuglés, habillés avec des robes de mariées, et des gants de boxe… C’est absolument génial de pouvoir faire des trucs tellement diversifiés. »

L’important, explique Aurélie, est de ne pas rester coincé dans un seul circuit. Aujourd’hui, même la Flandre est preneuse. Enfin, « aujourd’hui »… « Il y a vraiment une chouette scène punk là-bas. On a très vite commencé à y faire des concerts. Je pense que notre deuxième à peine, c’était déjà en Flandre et du coup, c’est à la base là qu’on s’est fait connaître, plus qu’en Wallonie. On a principalement joué à Anvers… » Et le journal De Morgen a aussi raconté leurs aventures dans les studios de Steve Albini, où a été enregistré leur second album. Avoir déjà un pied dans la place aide aussi, évidemment : « C’est vrai que notre booking agent est flamand (ndlr : Franky Roels, de Stage-Mania) et qu’on est sur un label flamand aussi (ndlr : Hypertension Records). Mais tout ça est arrivé après avoir déjà joué de nombreuses fois en Flandre. »

Didier Stiers

 

 

“Avoir un bon réseau, c’est super important !”

Parmi ces groupes qui arrivent à monter des tournées et partir loin du circuit belge traditionnel sans l’aide de grosses structures ou d’institutions, les wild surfeurs/rockeurs de Pirato Ketchup ont réussi à faire fort : en avril 2017, ils sont partis jouer pendant trois semaines aux Etats-Unis. Leur truc : le DIY. On aurait envie de dire « tout simplement », mais moyennant quelques petits détails à ne pas perdre de vue, dixit Julien Pierre, l’un des guitaristes. Depuis leurs débuts en 2008, les Liégeois ont multiplié les concerts en Belgique, Allemagne, en France, en Espagne… « On a fait plusieurs grosses tournées, c’est-à-dire de plus d’une semaine, en France et dans les pays de l’Est, en Angleterre aussi… Les Etats-Unis, c’était la plus longue mais pas un cas isolé : ça fait quand même quelques années qu’on tourne régulièrement à l’étranger. »

– Vous êtes toujours partis par vos propres moyens ?

C’est toujours par nos propres moyens. Si ce n’est que pour la tournée aux Etats-Unis, on avait introduit un dossier auprès de Wallonie-Bruxelles Musique, au département qui propose des aides aux artistes qui veulent se développer à l’international. Mais notre dossier a été refusé.

On vous a dit pourquoi ?

Oui… Parce que selon eux, c’était prématuré au vu de l’histoire du groupe, et qu’il n’y avait pas eu un travail de développement suffisant fait en amont de la tournée, en tout cas aux Etats-Unis.

– Des arguments qui tiennent au vu de vos trois semaines passées là-bas ? Vous y avez trouvé ce que vous étiez partis chercher ?

Oui, clairement ! Oui, oui ! On a noué beaucoup de contacts sur place, que ce soit avec des organisateur·ice·s, des promoteur·ice·s, des groupes. On est allé enregistrer avec un gars qui nous a dit qu’on pouvait revenir quand on voulait ! Donc voilà, c’était des contacts vraiment bénéfiques pour le groupe. D’ailleurs je pense qu’on retournera aux Etats-Unis. Peut-être pas cette année-ci mais l’année prochaine ou celle d’après. Et puis l’accueil du public est vraiment très enthousiaste, là-bas.

– Concrètement, comment avez-vous monté cette tournée ?

Il y a quelques années, on est devenus potes avec Daikaiju, un groupe américain qui tournait en Europe. Au fils des ans, on a joué plusieurs fois avec eux en Belgique, en Allemagne, en Italie, ailleurs encore. Et ça faisait quelques années qu’ils nous proposaient de venir aux Etats-Unis, pour tourner ensemble et ainsi de suite… On les a pris au mot : on leur a dit qu’on prenait nos vols et qu’on arrivait pour tourner avec eux. En gros, à part quelques dates que nous avons arrangées, c’est eux qui ont booké la tournée. On était dans le même van, on jouait sur la même backline. Pour nous, en matière de logistique, c’était assez facile à organiser. Quant au booking aussi puisque c’est eux qui l’ont pris en charge pour la plus grosse partie. Le seul truc, c’est qu’on les retrouvait à Atlanta mais qu’on atterrissait à New York. On a donc trouvé trois dates sans eux sur la route, avant de les rejoindre. C’est une question de réseau, quoi, de relations… Au fil des ans, on a organisé des concerts pour eux, et donc on a préparé le terrain.

– J’imagine que faire ça en Europe, c’est plus simple, alors qu’aux Etats-Unis, il existe de nombreuses contraintes administratives ?

Oui. En fait, on n’a pas débarqué en tant que musiciens mais en tant que touristes. Si tu arrives aux Etats-Unis en tant que musicien, tu dois avoir un visa de travail, qui coûte très, très cher. Impossible de nous payer ça. On ne voulait pas faire les malins et risquer d’être refoulés à la frontière. Donc en gros, on a pris des visas touristiques, on n’avait rien dans nos valises qui pouvait laisser croire qu’on était un groupe…

– Et vos instruments ?

On a acheté nos instruments aux Etats-Unis, on les a récupérés dans le magasin en arrivant, et puis voilà, on a fait notre tournée. On a envoyé tout notre merchandising par la poste avant la tournée, on a fait faire nos t-shirts sur place…

– Il faut donc être un minimum débrouillard·e !

Complètement. Comme pour tout ce qu’on fait. Même pour les tournées en Europe, c’est pareil. On est à fond dans le DIY : on conduit notre van, on se charge de notre booking, c’est vraiment du fait maison de A à Z. Donc oui, ça implique d’être débrouillard·e. Mais j’insiste : avoir un bon réseau, c’est super important ! Ça fait des années, déjà avant Pirato, que j’organise des concerts, et on a quand même invité beaucoup de groupes étrangers à venir à Liège, justement pour avoir ces contacts. Même si le groupe ne peut rien pour toi, iel connaîssent quand même des gens qui pourront t’aider. C’est vraiment comme ça que ça fonctionne, par le bouche-à-oreille. Les gars ont déjà joué avec nous, ils savent ce qu’on vaut sur scène, musicalement parlant, et ils peuvent parler de nous autour d’eux.

– Dès lors, réintroduire encore un dossier, un jour, est-ce bien utile ?

Ben oui ! La tournée aux Etats-Unis ne nous a rien coûté. Même si on a tous des boulots sur le côté, on aurait bien aimé un petit extra financier. J’ai pris congé pendant trois semaines… On a remboursé les vols, le véhicule qu’on a dû louer pour nos 3 ou 4 jours seuls, notre merchandising nous a rapporté un peu d’argent. En gros, c’est une opération blanche. Mais sur place, tu as des frais, tu achètes à bouffer, des disques, des trucs… Ça nous a fait des vacances, mais ça nous a quand même coûté un peu d’argent à titre personnel. Si on avait eu le subside de Wallonie-Bruxelles, ça nous faisait un petit « salaire ». Bon, à notre échelle, on ne fait pas ça pour gagner notre vie, mais quand tu joues, que tu as un contrat Smart et qu’après, tu peux avoir quelques dizaines d’euros à la fin du mois, c’est intéressant quand même.

– Et se professionnaliser plus ?

L’été, quand on fait des festivals et qu’on a des cachets intéressants, où on se fait chacun 150 ou 200 euros en plus à la fin du mois, c’est sympa de pouvoir retirer un petit extra d’une activité qui à la base est un loisir. On n’a aucune ambition de devenir pros. Là, on remarque qu’il y a un gap entre les groupes qui n’en vivent pas à plein temps mais sont soutenus, et des groupes comme nous. On se considère comme semi professionnels mais on n’a aucun soutien, que ce soit institutionnel ou dans les médias… On est un peu dans un vide, entre les groupes débutants et les groupes « professionnels ».

– Pour conclure, le conseil essentiel, ce serait de soigner ses réseaux ?

Oui, clairement. Ce sont parfois des années de travail mais ça finit toujours par payer. On a fait trois semaines de tournée aux Etats-Unis et c’était la meilleure expérience de toute notre vie en tant que musiciens !

– Soigner ses réseaux, c’est d’autant plus facile aujourd’hui qu’il y a Internet !

Evidemment, mais tout ne se fait pas sur Internet. C’est vraiment important à souligner : il faut aller aux concerts, il faut rencontrer des groupes, il faut parfois mouiller sa chemise et organiser des concerts dans sa ville. En même temps, organiser un concert est à la portée de tout le monde. Tu fais jouer ton groupe en première partie d’un groupe étranger, et voilà, ce groupe-là va te renvoyer l’ascenseur ou te filer des plans pour jouer à l’étranger. Je ne connais pas beaucoup de scènes sur lesquelles ça ne fonctionne pas comme ça.

Didier Stiers