Dans une conjoncture sans précédent pour l’industrie musicale, une certitude point à l’horizon du « monde d’après » : la bio survivra et celle-ci sera vraisemblablement toujours aussi pénible à écrire pour les artistes qu’à lire pour le reste de l’humanité. Profitons ensemble de cette pause contrainte pour se pencher sur les enjeux des fameuses « 2,3 phrases qui présentent votre groupe ».
Laissez-moi deviner. Votre groupe ne serait-il pas ce « combo pratiquant un savant dosage entre électro et funk, s’inspirant du groove implacable de Parcels et des mélodies envoûtantes de Air et dont la musique prend toute son ampleur sur scène » ? Voilà, à quelques détails près, ce à quoi ressemble la bio « type », l’équivalent musical de la lettre de motivation « type » sur le marché de l’emploi. Non loin dans la farandole d’expressions lues, relues mais jamais corrigées arrivent les « voix cristallines », les « riffs tranchants mais néanmoins mélodiques » et autres « textes ciselés ». Le catalogue des poncifs des bios est aussi infini que « l’univers singulier » dont tous les groupes se revendiquent. Si leur inventaire constitue une activité hautement ludique, elle ne saurait rassasier les artistes qui viennent se ressourcer sur cette page et qui cherchent la réponse à la question existentielle : pourquoi les bios craignent autant ?
L’oeuf, la poule, la bio et la com’ (un film de Sergio Leone)
De la même façon que l’on ne saurait déterminer qui de l’oeuf ou de la poule était là en premier, impossible de savoir qui du ou de la journaliste, du département marketing d’une maison de disques ou du biographe a allumé un jour la mèche des stéréotypes. Depuis que l’industrie musicale existe, la bio se refile comme une patate chaude pour atterrir dans les mains d’artistes contraints d’écrire à leur sujet ce qu’ils voient écrit à propos des autres. Ajoutons à ce cercle vicieux un formatage notoire du langage par sa majesté Communication qui ne jure que par le projet, le concept, la performance, la convivialité et nous voilà face à des bios exhalant les mêmes saveurs que des portraits d’entrepreneurs ou des publicités pour cosmétiques. Entre un groupe qui se vante de réunir « l’intimité et le recueillement du folk et les fulgurances planantes et rythmées venues de l’electronica ou du post-rock » et un shampoing qui allie « la douceur de l’amande et la vitalité du jojoba », qui croire ? Le remède est aussi élémentaire que radical : fustiger la « conception rédaction » et écrire simplement, honnêtement, véritablement, sobrement. Avec, dans le coin de la tête, cette alerte amicale : la bio ne doit ni décrire, ni expliquer, ni définir la musique.
« Glisser un mot d’amour dans le sac d’une inconnue »
Pourquoi la bio ne doit-elle ni décrire, ni expliquer, ni définir la musique ? La réponse est dans la question : la musique est indescriptible, inexplicable, indéfinissable. C’est pourtant à cause de cette obsession de la « description » que les adjectifs s’enfilent dans les bios comme autant de perles interchangeables. C’est parce que les groupes se croient obligés d’ « expliquer » leur musique qu’à la fin de leur bio, tout semble avoir été dit et trop dit comme dans une mauvaise bande-annonce de film. Enfin, le seul fait que les musiciens d’un groupe soient rarement d’accords entre eux sur la caractérisation de leur musique devrait en avorter toute tentative de « définition ». La seule chose qu’il semble louable de définir, de décrire ou d’expliquer dans votre bio, c’est l’effet que produit votre musique sur l’auditeur. Lorsque l’on lit que le groupe Don Vito « symbolise avec une extrême précision les quelques secondes d’insidieuse flamboyance précédant la réalisation d’une immense connerie parfaitement irréfléchie, comme pisser pour la première fois de sa vie depuis un balcon ou glisser un mot d’amour dans le sac d’une inconnue », ce dernier réussit à nous charmer sans se perdre (et nous avec) dans des circonvolutions stylistiques.
La bio n’est pas de la musique
Six ingrédients sont indispensables à l’échafaudage d’une bio : le style, les influences, le parcours, la photo, les contacts, les liens. Il en va ensuite de son écriture comme de celle d’une chanson, tout est affaire de dosage et d’équilibre de la force. La main plus ou moins lourde sur l’un ou l’autre des composants est susceptible de faire chavirer votre bio dans, au choix, une banalité confondante, une spiritualité inutile, une familiarité gênante ou une prétention douteuse. Récapitulons. Le style, c’est ce que vous faîtes, votre créneau musical. Les influences sont les groupes auxquels vous ressemblez. Le parcours, c’est ce que vous avez fait (disques, concerts, tremplins, dispositifs d’accompagnement). La photo, c’est ce à quoi vous ressemblez. Un ou deux contacts doivent nous permettre de vous joindre rapidement et sûrement. Et quelques liens pour sauter de votre bio à vos chansons ou vos clips en ligne si vous avez réussi à nous mettre l’eau à la bouche. Si la fin du monde était pour ce soir et qu’il ne fallait retenir qu’une chose, c’est que la bio n’est pas de la musique mais un condensé, un aperçu, un raccourci de la musique. À ce titre, elle n’a d’autre pouvoir magique que celui de donner envie de découvrir la musique. N’étant toutefois qu’un rouage dans la mystérieuse mécanique de la renommée, il ne s’agit ni de la sous-estimer ni de la sur-estimer. La bio n’est qu’une bio. Life is life. La la la la la.